« Lutter, créer, être libre. Pour marquer sa place… Comme il faut être fort !… J’ai connu dans la jungle de Cayenne un vieux chattigre qui régnait sur une île, il n’avait plus de poils, il était borgne ; ses pattes broyées dans le combat, le soutenaient à peine. Il vivait cependant, toute l’île lui appartenait ; les singes eux-mêmes fuyaient ses yeux ; il était l’image de la force. Son corps rayonnait d’orgueil. Lorsqu’il est mort les chacals et les urubus ont respecté son cadavre. J’ai vécu la vie de mon chat-tigre… »
Blaise Cendrars, Rhum, Bernard Grasset, 1958, p.40
Aux Professeurs René Barbier et Norman Cornett
Au début étaient les premières nations. Faisons un petit flash-back plus approfondi vers les origines de notre civilisation. Un soir vers 23 heures, me percevant sans entrain après 8 heures de cours d’affilée, ma chef de département de l’époque Maria Salette m’a dit : « Écoute Mariana, tu es complètement dévitalisée, va dans un parc, marche pieds nus, et surtout serre un arbre dans tes bras… » Je l’ai regardée complètement interloquée en me disant « Salette est folle ! ». Quelques années plus tard j’ai appris à me ressourcer dans la nature déserte et sauvage régulièrement.
Ces quelques mots de Maria Salette ont été, outre bien entendu l’étude du bel ouvrage de Mario de Andrade Macunaïma, mis en scène avec brio au Brésil par Antunes Filho, mon premier contact avec la dimension indienne de la culture brésilienne. J’ai eu par la suite le privilège de mieux connaître la résistance Guarani à Parelheiros, de participer à la création d’un mouvement de revendication de formation universitaire pour les Indiens habitants de la région de Sao Paulo, blessés par les affres de la « civilisation », de l’alcoolisme, du racisme et privés de l’accès à l’université, eux aussi… et de faire un semestre d’études avec de courageux anthropologues brésiliens de la ‘UNICAMP’¹ qui partaient pendant de longues périodes vivre dans les réserves.
A Sao Paulo bien entendu il y a longtemps que les Indiens n’ont plus de forêts ni de lacs pour assurer leur subsistance. Un guarani m’a expliqué : « nous sommes les premiers brésiliens » … Ce sentiment de destitution et de spoliation traverse l’Amérique de bout en bout, du Sud au Nord, et les indiens survivants des nombreux génocides de la colonisation européenne, continuent envers etcontre tout à transmettre leur langue, les enseignements de leur tradition culturelle, et l’histoire de leur peuple. Dans la cabane à prière des Guaranis, où se réunit le conseil des anciens, il y a un Canoë. Cette barque symbolise le passage, la traversée de la rive troublée et violente où nous nous situons vers une autre rive, apaisée, ou nous saurons vivre en harmonie avec la nature en parvenant à apprivoiser la dimension animale de notre nature humaine, où nous saurions danser avec les ours et les loups (au sens figuré pour ma modeste part).
OÙ LE CONCEPT DE SAGESSE PREND SES RACINES
La sagesse semble reconnue, de façon transversale, comme le sens le plus élevé d’une formation humaine. Étymologiquement le mot vient de la racine latine « sapiens » et désigne notre espèce : nous faisons tous partie des Homo Sapiens. Sa première désignation vers 1170 est théologique et fait référence selon le Robert à la deuxième personne de la Trinité, elle désignera ensuite une connaissance surnaturelle ou acquise des choses. Entre 1200 et 1540 le terme évoluera, s’enrichissant des notions de prudence et de circonspection à partir des traductions d’Aristote, pour aboutir à l’idée de modération, de retenue et de maitrise de soi. Nous trouvons en anglais pour nous éclairer l’expression « egoless state » ; qui fait référence à un état dépourvu de « moi », un état de neutralité en quelque sorte où le souci de l’autre prend le pas sur le souci de soi, où le vouloir vivre prends le pas sur le vouloir saisir, ou encore où la personne, sa conscience parle à l’objet, le corps, la matière qui le porte et où il s’incarne: le «parlêtre».
Par conséquent, le chemin qui conduit à la sagesse, vécu dans certaines cultures comme une véritable quête initiatique, est un chemin qui vise l’émergence de cette difficile faculté de s’apprivoiser, de sursoir à ses passions c’est à dire de les connaitre, de les comprendre et de leur prêter un sens humain, un état attentif qui vise à concilier sa place avec la place de l’autre.
Ce qui m’a séduite chez les sages que j’ai eu le privilège de regarder vivre, comme certains indiens pas très bavards, c’est qu’ils n’ont pas besoin de preuves pour comprendre que la vie puisse avoir une dimension sacrée. Ils l’acceptent tout naturellement. D’ailleurs au Canada par exemple, beaucoup d’amérindiens ne portent plus de costumes traditionnels : certains portent des jeans, conduisent une voiture, mais ils ont une relation particulière à la nature : disons une relation aimante, dialogique, intégrative. En termes collectifs selon Martin Luther King Jr. pour qui le monde est devenu une « world house », le chemin vers la sagesse est un chemin qui nous permettra de nous déplacer d’une « thing-oriented society » (une société orientée vers les choses), matérialiste à l’extrême selon lui, vers une « people- oriented society » (une société orientée vers les personnes). Ce n’est pas un chemin de contention et de conditionnement et de reproduction des contenus culturels, mais une voie d’auto-connaissance, « d’auto-formation existentielle par la recherche » ² selon Pascal Galvani, une manière d’apprivoiser ses instincts par leur canalisation dans un projet à visée éthique parce qu’il encourage notre évolution vers plus de sens.
Selon Martin Luther King :
« The large house in which we live demands that we transform this world-wide neighborhood into a worldwide brotherhood. Together we must learn to live as brothers or together we will be forced to perish as fools.” ³ (La grande maison dans laquelle nous vivons nous demande de transformer ce voisinage à la taille du monde en une fraternité mondiale. Ensemble nous devons apprendre à vivre comme des frères, sinon nous périrons comme des imbéciles.) Avouant qu’il tremble pour notre monde, Martin Luther King Jr. fait reference à J.F. Kennedy: « mankind must put an end to war or war will put and end to mankind.” ⁴ (Le genre humain doit mettre une fin à la guerre sinon c’est la guerre qui mettra fin au genre humain.)
Revendiquant une nation aimante, «Ultimately a great nation is a compassionate nation »⁵. Martin Luther King élabore une définition philosophique de la
compassion:
“True compassion is more than flinging a coin to a beggar; it understands that an edifice which produces beggars needs restructuring.” ⁶ (La véritable compassion ne se réduit pas à jeter des pièces aux mendiants, mais s’efforce de comprendre qu’un édifice social qui produit des mendiants a besoin d’être restructuré.)
Dans la même direction, celle de la constitution d’une société véritablement démocratique, René Barbier, qui a été chef de Département des Sciences de l’éducation de l’Université Paris 8, a proposé un modèle de ce qu’il nomme « société dialogique ». Par société dialogique il entend une société qui sera capable de faire discuter les tenants d’une culture instituée avec les découvertes et les innovations d’une culture « instituante ». Par savoirs institués, il fait référence au pôle sociétal d’enracinement constitué par les savoirs issus de la tradition de registre mythique et/ou religieux des peuples premiers, des savoirs « endogènes » élaborés de l’intérieur vers l’extérieur, de nature subjective. Par savoirs instituants, il se réfère au pôle sociétal de surgissement, constitué par les découvertes innovantes, issues de l’avancée scientifique et technologique, des savoirs dits exogènes, élaborés de l’extérieur vers l’intérieur, qui sont expérimentalement fondés. Toutefois la mise en place de ce dialogue requiert un « dépassement permanent des limites de notre être⁷.
En effet, il nous faut « relier ce qui est séparé et distinguer ce qui est confondu »8 dans la mesure où cette société dialogique a pour but, à l’horizon, l’évolution de notre existence individuelle et collective. Cette évolution sera possible lorsque chaque personne aura une même opportunité, au départ, de trouver le sens éthique et le rôle qui lui convient dans une société soucieuse de l’épanouissement humain, dans toutes ses dimensions. Il s’agira de « reconnaître son enracinement avec gratitude et sans ressentiment, pour le dépasser vers la réalité imprévue, à construire individuellement et collectivement. » Comment doter chaque enfant symboliquement de racines et des ailes ?
Je propose donc aux lecteurs un exercice de plongée du côté de l’anthropologie, du coté de nos racines culturelles communes afin de mieux comprendre la complexité de la perlaboration10 d’une définition du concept de « sagesse ». Issus de l’océan, nous aurions tout d’abord été une vie silencieuse, puis émis des signaux sonores comme les dauphins ou les baleines, des grognements et des gestes comme les singes et lentement serions allés vers la parole articulée. Les premiers récits écrits sur la sagesse et esquisses de définitions, nous sont parvenus par transmission orale chez les premières nations indiennes. Selon Maud Séjournant « dépositaire des reliques d’une ancienne tradition, les amérindiens en ont gardé l’essence ».
Cette tradition chamanique semble être à l’origine de toutes les cultures, puisqu’on la retrouve dans le grand nord chez les Inuits sous le nom de « la voie de l’ours », en Asie avec les chamans sibériens et tibétains, dans les tribus africaines, chez les aborigènes australiens, dans les îles du pacifique avec les Kahunas, en Amérique Centrale et en Amérique du nord avec les Anazi et les Hopis, dans le nord de la Suède en Laponie et sur les murs des grottes préhistoriques du sud de la France. »¹¹
Ces peuples nous ont légué les vestiges d’une très ancienne conscience. Écoutons les enseignements des Toltèques : « Au cours de votre existence, personne ne vous a jamais davantage maltraité que vous-mêmes » constate le narrateur Don Miguel Ruiz.¹² Celui-ci propose aux lecteurs quatre accords Toltèques pour modifier la structure des accords internes des humains fondés sur la culpabilité. :
UNE VOIX S’ÉLÈVE
PREMIER ACCORD TOLTÈQUE : « QUE VOTRE PAROLE SOIT IMPECCABLE. » ¹³
Pour que la parole humaine soit impeccable, elle ne doit pas être dirigée contre soi- même ni contre l’autre. La parole émise par la voix, est comprise ici comme une force, un pouvoir créateur ; elle anticipe le monde qui va venir. Elle représente dit Don Miguel « votre capacité à créer et à communiquer, à penser et donc à créer les évènements de votre vie. » Nous pourrions ici dresser un parallèle entre ces observations empiriques et le concept contemporain fort connu en logique, en linguistique et en sémiotique « d’actes de discours ». Rolland Barthes dans son cours au Collège de France en sémiologie littéraire sur le « neutre » ébauche un discours flottant : « je définis le neutre comme ce qui déjoue le paradigme, ou plutôt j’appelle neutre tout ce qui déjoue le paradigme ».¹⁴ Flotter est pour lui une façon d’habiter un espace sans se fixer à une place et c’est aussi selon lui l’attitude du corps la plus reposante. Reprendre cette réflexion sur le neutre est une façon de continuer de chercher comme lui : « d’une façon libre – mon propre style de présence aux luttes de mon temps ».¹⁵ La voix neutre peut désamorcer les combats, ouvrir un espace tiers, d’entente, de compréhension. Elle serait une parole « impeccable » qui au lieu de prendre position, de juger, observe : examine l’intention ou le non intentionnel derrière chaque position et étudie comment trouver une tierce voie : notre voix commune, nos paroles flottantes, qui nous évitent la noyade.
DEUXIÈME ACCORD TOLTÈQUE : « QUOI QU’IL ARRIVE N’EN FAITES PAS UNE
AFFAIRE PERSONNELLE. » ¹⁶
« Vous faites une affaire personnelle de tout ce qui vous est dit parce que vous y donnez votre accord » explique Don Miguel. « La raison pour laquelle vous vous faites piéger est ce que l’on appelle « l’importance personnelle » c’est à dire l’importance que l’on se donne. S’accorder de l’importance, se prendre au sérieux, en faire toute une affaire personnelle, voilà la plus grande manifestation d’égoïsme puisque nous partons du principe que tout ce qui nous arrive nous concerne. (…) Nous pensons être responsables de tout. Moi, moi, moi, toujours moi ! Vous n’êtes aucunement responsables de ce que les autres font, leurs actions dépendent d’eux-mêmes. » Ces mêmes idées : que nos actions dépendent de nous-mêmes, se retrouvent chez de nombreux auteurs de l’éducation nouvelle comme Maria Montessori, Ovide Decroly ou Célestin Freinet, parmi tant d’autres qui ont largement énoncé l’attitude paternaliste, égocentrée, qui tend à déresponsabiliser l’enfant, centrée sur la personne du parent ou de l’enseignant et qui ont encouragé le fait de se centrer sur les apprentissages, où c’est à chacun de « se mettre en jeu pour se mettre en je »¹⁷ Si je me mets à la place de l’autre commente Jacques Lacan où est ce qu’il se mettra?¹⁸ En ce sens il faut restituer à chaque sujet sa belle capacité d’être auteur, de trouver son souffle et sa voix, et de signer la découverte, la partition de musique ou le chant que cette voix unique laisse advenir. Trop souvent on infantilise ou on appauvrit les personnes dans le domaine de l’éducation et de la formation, au lieu de les responsabiliser, de rendre à chacun la responsabilité de sa mise en voix, de parler dans les classes de sujet à sujet, de confier à chacun la capacité à donner du sens à sa formation et à sa vie. Ne pas faire de ce qui nous arrive une affaire personnelle, signifie se dégager de la responsabilité ou culpabilité pour l’autre et choisir quel sera notre type d’implication, quelle sera la modulation de notre « voix ».
TROISIÈME ACCORD TOLTÈQUE : NE FAITES PAS DE SUPPOSITION. ¹⁹
« Vous vous surestimez ou vous vous sous-estimez tout le temps, parce que vous ne prenez pas le temps de vous poser des questions et d’y répondre », dit Don Miguel. Curieusement J’ai travaillé longuement ce même point dans ma thèse de Doctorat avec les catégories de dévaluation et surévaluation non intentionnelles de nos discours, en analysant combien ces « suppositions », ces évaluations non intentionnelles nous impactent à tort. Si nous prenions le temps de réfléchir, de comparer ces suppositions fantasmées avec la réalité et que nous les soumettions à l’épreuve des faits, nous verrions d’une part, qu’elles ne se fondent que sur la peur ou la haine de l’autre, et que, d’autre part, leur seul effet est de nous faire souffrir et d’entretenir une spirale de violence, incitant aux combats et de malheur dans les relations humaines.
« Peut-être vous faut-il en savoir plus sur telle situation ? Ou peut-être devezvous vous arrêter de mentir sur ce que vous voulez vraiment. Vous vous mentez à vous-mêmes afin de vous donner raison. Puis vous faîtes des suppositions, l’une d’entre elles étant « mon amour va transformer cette personne ».
Mais ce n’est pas vrai. Votre amour ne changera personne. Si les autres se transforment c’est parce qu’ils le veulent, non parce que vous en avez le pouvoir », précise Don Miguel. Cela semble simple à écrire mais il est pourtant bien ardu de « quitter l’arrogance du vouloir saisir » et « d’aménager le vouloir vivre. » ²º Pasolini fait référence à une « vitalité désespérée », à la haine de la mort. Accepter que les autres ne changeront pas, que la guerre est partout, qu’elle a une esthétique et une philosophie, implique parfois de danser jusqu’à l’épuisement, pour ne pas céder à la rage et de se mettre à cogner aussi. C’était par exemple la fonction de la danse comme outil de résistance chez la nation Dakota au 19ème siècle, appelée la « Ghosts dance », la danse des esprits, qui avait pour but d’évoquer le passé, les ancêtres libres. Beaucoup d’amérindiens dansaient jusqu’à la mort dans les réserves, et la danse a été interdite et déclarée illégale.
Cela dit, gardons espoir dans le printemps, peut être que toutes les souffrances ne seront pas vaines et que, comme les saisons se succèdent, l’humain saura retrouver le don des morts, une voix vers la rencontre apaisée et que la sagesse des anciens saura inspirer modernes et post modernes…
QUATRIÈME ACCORD TOLTÈQUE : FAITES TOUJOURS DE VOTRE MIEUX
(…) « Faites donc simplement de votre mieux quelles que soient les circonstances de votre vie. Peu importe que vous soyez fatigué ou malade, si vous faites toujours de votre mieux, il vous est impossible de vous juger. Et si vous ne vous jugez pas, il n’est pas possible de subir la culpabilité, la honte et l’autopunition. » ²¹
Cette « voie Toltèque de la liberté personnelle », voix venue du fond des âges, indique au lecteur la conscience aiguë qu’ont les amérindiens des pièges de l’égocentrisme et de la nécessité pour évoluer de le combattre inlassablement et de s’ouvrir aux autres afin de se faire mutuellement confiance. L’anthropologue Carlos Castaneda va approfondir ce chemin initiatique de la découverte de sa voix, dans sa thèse de Doctorat sur l’usage des plantes hallucinogènes par les Yaqui.²² Dans cet ouvrage le chaman (terme employé pour guérisseur ou homme-médecine) Don Juan décrit la voie Yaqui de la connaissance à Carlos Castaneda :
« L’herbe du diable n’est qu’un chemin parmi d’autres. Tout peut servir de chemin. C’est pourquoi il ne faut jamais oublier qu’un chemin est seulement un chemin ; si tu sens que tu ne dois pas le suivre, alors sous aucun prétexte ne continues d’avancer. Pour obtenir une telle lucidité d’esprit il faut discipliner sa vie. Alors seulement tu pourras comprendre que tout chemin, n’est qu’un chemin auquel tu peux renoncer si ton coeur le désire, sans faire affront à personne, ni à toi, ni aux autres. Mais ta décision de poursuivre sur un chemin ou de l’abandonner doit être libre de peur ou d’ambition. Je te préviens,considère chaque chemin en toute liberté et avec une grande attention. Essaiele autant de fois que tu le jugeras nécessaire. Puis pose toi et à toi seul une question ; une question que seul un vieil homme peut se poser. Lorsque mon Bénéfactor m’en parla j’étais bien jeune et mon sang était trop ardent pour que je puisse le saisir. A présent je comprends la question et je vais te la dire: – « Ce chemin a-t-il du coeur ? ».²³
Tous les chemins sont les mêmes, ils ne conduisent nulle part. Il y a des chemins qui traversent la forêt, d’autres qui vont dans la forêt. Dans ma propre vie je puis dire que j’ai parcouru de longs, longs chemins, mais je suis arrivé quelque part. Et maintenant la question de mon Bénéfactor a pris tout son sens. Ce chemin a-t-il du coeur? Si oui, le chemin est bon. Sinon il est inutile. Ces deux chemins ne conduisent nulle part, mais l’un a du coeur et l’autre pas. L’un est propice â un merveilleux voyage, aussi longtemps que tu le suis, tu ne fais qu’un avec lui. L’autre te fera maudire ta vie. L’un te rend fort, l’autre t’affaiblit. ²⁴ Don Juan reprend lui aussi l’image du guerrier :
– « Que dois-je faire pour en arriver là ?
– Tu dois être un homme fort et vivre dans la vérité.
– Qu’est-ce qu’une vie dans la vérité ?
– Une vie vécue consciemment, délibérément, une bonne, une forte vie » ²⁵
Dans l’oeuvre suivante de l’anthropologue, Le voyage à Ixtlan, Don Juan critique vertement Carlos Castaneda et lui précise la nature de ce chemin :
« C’est vrai tu ne t’aimes pas du tout. Demain tu vas apprendre à ne pas faire. » (…) « Tout ce que je t’ai enseigné jusqu’à ce jour était une recette du ne pas faire. Un guerrier applique le ne-pas-faire à toute chose au monde (…). Il faut que tu laisses ton propre corps découvrir le pouvoir et la sensation du ne-pas–faire. Nepas-faire est très simple mais excessivement difficile. Le point n’est pas de le comprendre, mais de le maîtriser. Voir est bien sur le couronnement final d’un homme de connaissance et voir ne s’obtient que lorsqu’on a stoppé le monde par la technique du ne-pas-faire.
J’eus un sourire involontaire, je n’avais rien compris. » ²⁶
Parvenu à Ixtlan après un long périple Carlos Castaneda parvient cependant à
ce que Don Juan désigne comme l’art de « stopper le monde » :
« Le soleil brilla de ses derniers feux avant d’atteindre l’horizon. Pourtant pour moi ce fut l’éternité. Je sentis quelque chose de chaleureux et paisible se dégager du monde et de mon propre corps. Je sus que j’avais découvert un secret. C’était tellement simple. (…) et malgré tout je n’arrivais pas à exprimer ce secret par des mots ou même des pensées. Mon corps savait.» ²⁷
Peu à peu les savoirs issus de la tradition se précisent, l’accès à la sagesse est un chemin de mise en voix qui passe par l’acte de voir : Vipassana, traduit du sanskrit par vision ou connaissance pénétrante ; « une qualité qui se manifeste lorsque la croyance en l’égo ne se manifeste plus » ²⁸ Voir ou se souvenir et raconter. Mêler ainsi mémoire, oralité et tradition. Jean Pierre Vernant raconte comment devenu le grand-père Jipé de Julien il aimait raconter les récits mythiques à Julien lorsqu’il était enfant :
– « Je me réjouissais de lui livrer directement de bouche à oreille un peu de cet univers grec auquel je suis attaché et dont la survie en chacun de nous, me semble dans le monde d’aujourd’hui, plus que jamais nécessaire. Il me plaisait aussi que cet héritage lui parvienne oralement, sur le mode de ce que Platon appelle les fables de la nourrice, à la façon de ce qui se passe d’une génération à la suivante, en dehors de tout enseignement officiel, sans transiter par les livres, pour constituer un bagage de conduites et de savoirs « hors-texte ». ²⁹
Le statut du mythe qui pour Jean Pierre Vernant se présente comme un récit venu du fond des âges et qui relève de la transmission et de la mémoire est de pouvoir faire « émerger à la lumière les trésors sous-jacents » d’une culture. Et il remarque à juste titre : « les légendes hellènes, pour être elles-mêmes comprises, exigent la comparaison avec les récits traditionnels d’autres peuples, appartenant à des cultures très diverses, qu’il s’agisse de la Chine, de l’Inde, du Proche Orient ancien, de l’Amérique précolombienne ou de l’Afrique. Si la comparaison s’est imposée c’est que ces traditions narratives, si différentes qu’elles soient, présentent entre elles et par rapport aux cas grecs assez de points communs pour les apparenter les unes aux autres. ³º
LES MISES EN VOIES
Les premiers registres écrits sur la sagesse que nous possédons sont les Vedas registrés en Inde par les Brahmanes, la caste la plus élevée de la société hindoue. Ce chemin sera reformulé et élargi à toute la population par le prince Siddhârta Gautama connu comme le premier Bouddha ou celui qui a atteint l’illumination. René Barbier est actuellement l’un des chercheurs français les plus férus en sagesse orientale et il nous en livre de nombreux extraits sur le site consacré à l’institut des Sagesses du Monde dans la rubrique Sagesse poétique de l’Orient.
LA CAVALIÈRE
Le disciple :
« Ce cheval sauvage est d’une vigueur sans pareille ! Jamais personne n’a pu le dompter. Plus d’une centaine de cavaliers ont été jetés dans la rivière. Il est comme fou et parcourt la campagne sans s’arrêter.
Aujourd’hui nous recevons une personne célèbre pour sa maîtrise de la vie fougueuse.
La cavalière monte le cheval d’un seul coup.
Le cheval se cabre, hennit, se dresse sur les pattes de derrière, donne des ruades à défoncer la grande Muraille de Chine.
Rien n’y fait. La cavalière reste bien sur la selle, impassible comme un bloc de glace.
Au bout de quelque temps, le cheval s’assagit et accepte cette étrange silhouette. Ils partent ensemble à travers les bois, les prairies, les rivières.
Ils traversent ainsi tous les pays, tous les continents.
« Regardez-les, Ils sont là, crie-t-on de toutes parts! Les passes entrent en méditation
Mais enfin comment se nomme cette cavalière demande, un jour, un jeune disciple étonné ?
Le maître le contemple un moment, et lui répond :
C’est la Mort. » ³¹
De même que les orientaux et les grecs, toutes les cultures ont donc leur, « mitoï », leurs récits, sous le mode de proverbes, fables, contes, légendes, paraboles ou souvenirs de famille qui constituent les premiers récits écrits qui ont rendu possible la perlaboration de la conscience humaine en quête de sagesse. Toutefois par le biais du Bouddhisme et sa « voie du milieu » qui de l’Inde s’est étendue au Tibet où les premiers bouddhistes ont pris refuge car le prince Siddhârta s’opposait à la transmission Brahmanique faite exclusivement par le biais des castes, ce chemin a connu une première systématisation. Le bouddhisme Tibétain est par ailleurs aujourd’hui très largement divulgué par Sa Sainteté le Dalaï Lama et ses nombreux disciples de par le monde, qui nous proposent la belle voie du diamant.
Ces connaissances ont également pris leur essor en Chine grâce à Confucius et à Lao-Tseu, où les orientaux pratiquent le Taôisme et le Bouddhisme Chan et au Japon ou ils pratiquent le Zen Bouddhisme. Bien entendu chaque école a ses nombreuses ramifications et ses rituels propres, mais toutes nous remettent cependant aux quatre nobles vérités et au « chemin à huit branches », le « chemin des nobles » ou encore « le noble chemin des huit étapes ». Ce chemin a fait l’objet d’une très abondante littérature parmi les bouddhistes et René Barbier le présente dans son article de juillet 2006 : « Le devenir sage : une clinique de l’expérience humaine ». En voici un bref aperçu :
LA VOIE À HUIT BRANCHES
1. VISION OU PENSÉE JUSTE
Une vision c’est un peu comme une intuition ou un « insight », un FLASH mais en plus profond peut être, ce n’est pas un « trip de drogue », peut-être un « trip » tout court. La vision qui signale le sens d’une vie, peut être très lente à venir. La philosophie est dynamique, personne ne peut se substituer à soi-même pour comprendre vers où tend sa conscience. Certains moines bouddhistes restent assis en silence, pendant des années. D’autres éprouvent le besoin de passer par la mendicité, voire la réclusion absolue. Cela semble difficile d’avoir une vision juste de soi-même, de ce que l’on souhaite profondément, une vision juste du monde où l’on se trouve Les philosophes nous ont enseigné les concepts de détachement, d’impermanence : nous pouvons entrer en contact avec le vide au creux des formes, et les formes qui naissent du vide comme nous l’indique le Sutra du coeur. Toutefois c’est par là que tout semble commencer. « Voir » où l’on va, saisir l’inspiration, le souffle qui nous guide ou ne nous guide plus, percevoir intuitivement le sens de sa vie, le coeur présent ou absent du contexte, puis penser ce qui est vu, décider, après coup, rationnellement, calmement, choisir la marche à suivre. Mais il reste cette invitation ancienne, que l’on retrouve tant chez les Bouddhistes que chez les Amérindiens de se tourner vers l’intérieur et de « voir » ce qui s’y trame, puis, seulement alors, de penser la conduite à adopter au départ d’un chemin, d’un passage à l’acte. C’est ainsi qu’après de longues années d’études je me suis vue …peintre.
2. PAROLE JUSTE
De cette vision et de cette réflexion laisser émerger la parole sensée : une parole en accord avec ce que l’on est, mais qui ne blesse pas, une parole de reliance. Une parole en forme de pont, capable d’établir ou de rétablir le contact avec qui nous sommes, au creux de notre être, une parole habitée, une voix qui va rendre la rencontre possible. Cela suppose que la méditation soit antérieure à la mise en voie, qu’elle se nourrisse de silence, d’intentionnalité, qu’avant le dire existe le désir et l’intention de dire. La parole ici est comme chez les Toltèques saisies comme un déclencheur, une action, et qui puise son orientation et sa tonalité affective en une volonté de compréhension. En me voyant peintre j’ai compris à quel point pendant de longes années j’avais peins avec les yeux, la mémoire et qu’il fallait enfin laisser être les mains.
3. ACTION JUSTE
La philosophie orientale est une philosophie du moindre geste. Bouquets, thé, pinceaux, arts martiaux… Les voies sont multiples. Cette action est une action enracinée dans une compréhension de notre être. Une action comme notre parole, habitée par la présence de notre intention, de notre désir et soucieuse des autres, une action qui a son origine dans une vision juste ou qui se veut telle et qui va subir l’épreuve des faits. C’est ainsi que j’ai osé ma première exposition solo sur les thèmes des Enfers : Fausta. Ce faisant j’ai puisé dans mon enfer personnel pour en sortir une coupe buvable de la chaleur des flammes, l’eau claire de l’entendement.
4. MOYENS D’EXISTENCE JUSTES
C’est compliqué cela. On retrouve ici la déclaration des droits de l’homme, l’idée de ne pas se vendre ou se servir des autres en aucune façon. Un résumé de cette proposition a été effectuée par un pasteur Baptiste : nous sommes ici pour servir, non pour nous servir ou être servis. Autrement dit l’homme et la femme sont une fin, non un moyen. Il semble que cela soit compliqué car il faudrait que cesse toute exploitation de l’homme par l’homme pour que nos moyens d’existence soient justes. Comment a été fabriqué le jeans que nous portons, l’ordinateur que nous utilisons, etc. ? Et de nos jours les inégalités dans le monde sont abyssales, la loi du profit un impératif social et les changements économiques et sociaux qui s’imposent très longs et compliqués à mettre en place, car ils se heurtent au difficile problème de la corruption des pouvoirs et au manque de formation des populations exploitées. La liberté dans l’égalité semble difficile. Toutefois les saisons se succèdent, et ce très vieil enseignement trouvera peut-être un écho dans l’avenir. Ainsi mes cadeaux de Noël sont à chaque année des toiles nées de mes doigts et offertes comme un petit bout unique de trouvaille personnelle.
5. EFFORT JUSTE
Comme tout cela tient de L’Everest ou du K2, car il nous est demandé une ténacité spirituelle qui se compare à l’obstination des Alpinistes, cela n’est pas naturel, aisé, mais cet effort ne blesse pas. Il est comme une ascension suave, progressive. Ce qui est difficile exige du temps, donc de l’endurance. Disons que c’est l’effort qui nous est possible de faire, ni plus ni moins. Dans certains textes on trouve l’expression « enthousiastic effort », effort enthousiaste, effort heureux. C’est indiquer que la voie ou le chemin à huit branches serait pour reprendre une expression de René Barbier: « clairjoyeux ». Il y a du bonheur même à suivre un chemin où le coeur et le sens se font présents, bien sûr cela requiert un travail, un investissement, mais le travail fait du sens, on aime le faire, il semble une « bonne voie ». Une toile porte en elle la joie d’exister et la profondeur de l’excavation qui l’a rendue possible.
6. ATTENTION JUSTE
Apprendre à écouter les autres, le monde comme nous l’avons indiqué précédemment dans le texte. L’attention ici est la consigne nécessaire pour rendre une pensée, une parole, une action cohérente. Tout cela demande de l’effort, de l’attention et de la présence à soi même. Les autres nous mettent sur la voie. Ainsi en dialoguant avec Norman Cornett sur la possibilité d’assumer une charge de cours je lui affirmé : vous savez je suis peintre…j’ai peur de m’enfermer dans un système qui tuerai ma créativité. Il écouta avec attention : avez-vous songé à enseigner en arts visuels ? Chemin faisant nous avons opté pour une exposition.
7. CONCENTRATION JUSTE
Apprendre à s’écouter soi. Ne pas se disperser… Alors que l’attention vise l’extérieur, la concentration vise l’intérieur, le retour sur soi, avant et après ce qui a été dit et ce qui a été fait, elle se réfère à la présence, et comme l’a écrit Heidegger au fait d’être-là, il nous appelle les « dasein », les « être-là ». Cette présence est transitoire, impermanente, alors pendant qu’il en est temps, concentrons-nous, soyons entièrement là, par nos pensées, nos paroles et nos gestes, soyons au plus près du juste.
UN PASSAGE DANS LA VOIE
C’est merveilleux de trouver sa voix, il en résulte une joie profonde, un sentiment de cohérence et d’intégrité. Chez moi cela ne dure pas longtemps. Je suis trop occidentale, un côté râleur qui tient du français, j’ai trop entendu : « peut mieux faire ». Et pourtant un jour mon instrument a sonné juste. Je remets le lecteur à des maîtres d’appartenance bouddhiste pour des explications plus détaillées. Le journal micro-hebdo de l’UBE (Université Bouddhiste), dans un intéressant article « les oubliés du chemin » ³² décrit la première étape du chemin : la pensée juste est dite « compréhension juste », source d’un exercice contemplatif de méditation, cet exercice de compréhension est décrit comme une « entrée dans le courant » ou « l’ouverture de l’oeil de la loi », voie monastique du « bhiksu », de celui qui reçoit. N’étant pas moine moi-même, je laisse le soin à chacun de trouver pour ces huit branches de la voie son pas-sage…Les interprétations qui leur conviennent le mieux. Ce qui semble intéressant cependant c’est à la fois sa difficulté et son actualité.
Cela dit, nul n’est prophète en son pays et de la même façon que ces cultures ont eu leurs sages, elles ont eu leurs guerres et leurs tyrans, leurs fanatiques. Le regard que l’on porte sur l’histoire, sur un fait, est presque toujours orienté par la volonté de démontrer la supériorité d’une lecture vis-àvis d’une autre, et par conséquent la supériorité d’une culture vis-à-vis d’une autre. En cela résident la violence de la vanité intellectuelle. C’est ainsi que l’on éduque et dresse les gens les uns contre les autres depuis l’enfance. C’est très difficile d’enseigner l’histoire car il faut enseigner les violences dont nous sommes héritiers, mais il faut aussi enseigner aux jeunes à les dépasser et à nous dépasser. En effet chaque pensée a sa richesse, son intérêt et ses déviances. Car chaque culture est humaine donc produite par un ou plusieurs cerveaux qui ont des qualités et des limitations. La façon dont on introduit la pensée grecque d’un pays à l’autre est très variable. Au Brésil on se réfère à Marilena Chaui, A.J. Severino, Freire et Gadotti en France à Jaspers, Sponville, Huysmans et Vergez, Russell… Ces auteurs diffèrent culturellement et diffèrent profondément entre eux. En Grèce, devant l’échec du concept de République et de démocratie, les stoïciens nous apprennent l’art accompli du sursis, de la résistance apparemment passive et silencieuse aux tyrans, la devise des « oi stoïkoi », ceux du Portique est claire : « supportes et abstiens toi. » Actuellement nous sommes entre chien et loup, nous traversons une période difficile, de racismes, d’exclusions, de ségrégations, d’injustices, et si nous voulons un printemps pour l’humanité il va nous falloir comme eux, des trésors de patience pour composer ensemble. Dialogiquement : diraient Freire au Brésil, Barbier en France, Cornett au Canada. Ce qui veut dire sans nous blesser physiquement ou moralement pour nous comprendre.
LECTURE ET VOIE
Ce sont des eaux de renoncement, de sursis, de place cédée à l’autre voire de préférabilité inconditionnelle d’autrui, qui donneront naissance à la chrétienté et à la philosophie chrétienne. Jean Yves Leloup peut nous aider à mieux comprendre le concept de sagesse dans ce contexte. Il mentionne dans ses conférences de la Sainte Baume le travail à conduire sur l’égo indiqué dans les évangiles de Saint Mathieu lorsque l’on souhaite comprendre les écritures : « L’enseignement évangélique est quelque chose d’extrêmement fin et subtil qui demande pour être bien compris, un coeur pur. ³³ L’attitude à l’égard des textes sacrés semble donc déterminante pour leur compréhension. Il y a pour ce philosophe chrétien contemporain dans cet accès à la sagesse une « épreuve initiatique qui nous conduit au-delà du bien et du mal, pour entrer en correspondance avec le monde qui nous entoure, sans porter de jugement à priori, dans un souci de compréhension.
Ayant accepté et « lâché » ce « moi solitaire », le « nous » de notre inséparabilité avec tous les êtres se révèle. C’est alors que – dans cette communion – nous pouvons agir réellement sur notre environnement, proche ou lointain, et vérifier que « tout homme qui s’élève, élève le monde. »34. Selon cet auteur, « Plus doux que les bras de Morphée, il y a les bras de Sophia : la sagesse qui nous donne le repos sans nous enlever la conscience. »³⁵.
Cela dit l’objet de ce texte n’est pas de porter un message évangélique, mais d’indiquer que toute culture, y compris notre culture judéo-chrétienne Occidentale possède sa représentation de la sagesse et que la lecture de la Bible peut être éclairante à ce sujet. Bien que nous sortions du domaine proprement philosophique pour entrer celui de la théologie, il est très intéressant d’étudier non seulement que l’on approfondit le concept de sagesse en lisant, mais qu’il y a une manière de lire pour accéder à la sagesse. Cette manière de lire est décrite par Jean Yves Leloup à la fois comme une « assise » dans son être et comme une mise « en marche. »³⁶
L’auteur dresse un parallèle entre cette double position ; l’assise et la marche et la « Lectio Divina » des moines catholiques, en dressant à la fois dans la verticalité et la profondeur l’échelle suivante :
Unio
Contemplatio
Oratio
Meditatio
Ruminatio
Cogitatio
Lectio ³⁷
L’acte de lire, en raisonnant et en méditant à partir de ce qui est lu, peut nous mener vers la contemplation des idées et l’union avec notre nature profonde en résonnance avec notre coeur, une nature capable de donner du sens au monde et de transcender par là ce qui est vécu, une nature qui est culture. En ce sens l’expérience de la lecture peut devenir une expérience de sagesse, de connaissance de soi, des autres et du monde, les fresques de la Bible mises en mains par Giotto, taillées par Michel-Ange, érigées en Cathédrales, nous disent à quel point la lecture nous place en mouvement.
Pour ce philosophe chrétien « Assis ou en marche tout peut devenir lectio divina. » ³⁸
Bien que les éminents représentants du concept de sagesse dans les différentes traditions culturelles semblent souvent pour l’observateur extérieur faire référence à la même notion de vie juste, belle et bonne, avec et pour les autres, depuis, pour ainsi dire la nuit des temps, le monde est exsangue et nous sommes nombreux, moins célèbres que Martin Luther King Jr. à continuer de trembler pour l’humanité. Force est de constater que bien souvent nous ne naissons ni ne mourrons sages et que le chemin passe par l’échange avec les autres, le dialogue dans la confiance, le respect et l’accès par le biais de la rationalité à un sens éthique commun et accepté. Il peut y avoir même des affrontements, une « disputatio » verbale, mais si nous souhaitons véritablement nous comprendre, le temps de la révolte doit être dépassé, pour accéder à un sens nouveau, tiers et à l’intégration des dimensions multiples et complexes de ce qui constitue aujourd’hui la culture humaine. L’accès à la recherche de la sagesse ne s’est toujours pas démocratisé, cette formation humaine de très haute volée, demeure un privilège car il suppose une formation philosophique de base.
Or depuis tous temps les philosophes ont auprès de certains publics, très mauvaises presse, car ils exigent le souci, la rigueur, la patience de la réflexion, du travail sur le langage, et l’ouverture aux perspectives différentes, faiseuses bien souvent d’évolution personnelle et sociopolitique. Or si tous les peuples du monde se mettent à réfléchir – et pas simplement à se donner la main – que va-t-il donc se passer ? A priori, si les humains prennent le temps d’apprendre à penser ensemble sur leur sort, cela risque d’être assez laborieux mais très positif, et à long terme peut être que cette planète tellement meurtrie par les violents conflits interculturels, interreligieux, pourra trouver une voix tierce, « alter-native », celle d’une classe libre, pour la joie, l’évolution collective et la sérénité.
Nous avons assisté au Québec à une formidable tentative de dialogue avec la population grâce à la courageuse Commission Bouchard – Taylor, qui a tenté de trouver avec une population meurtrie par de nombreux conflits interculturels le meilleur chemin pour vivre ensemble à travers ce qu’ils ont appelé les « accommodements raisonnables ». La question est loin d’être résolue, mais ce qui est le plus difficile, le dialogue, a été amorcé. Toutefois comment offrir aux populations du monde la formation philosophique nécessaire qui prépare au débat démocratique et prépare les humains à dépasser les clivages binaires pour accéder à une troisième voie conciliatrice et juste pour les parties impliquées dans les conflits qui nous saignent ? Philippe Sollers écrit poétiquement qu’il faut « apprendre à vivre dans les intervalles » précisément là ou un discours respire et se met à l’écoute de l’autre, intervalles où peut se manifester quelque chose comme une éclosion, un fleurissement. » ³⁹ Comme nous l’a soufflé Auguste Rodin, « un art qui a de la vie ne reproduit pas le passé, il le continue » ⁴º Je me sais peintre.
LES SEMENCES SUR LE CHEMIN : UN PASSAGE DANS LES VOIES ?
Allan Nostron écrit: «Wisdom is a way –the way we take to escape from follyand folly is our ordinary way of life, the way of suffering- thus, wisdom is the way out.”⁴¹ La sagesse n’est en effet pas simplement un haut objectif de vie, elle est également et simultanément, un passage, « a way », pour la grande majorité d’entre nous, qui cherche bien souvent plus qu’elle ne trouve. Toutefois Barthes définit ce passage « à la fois comme le chemin à parcourir et la fin du parcours, la méthode et l’accomplissement. »⁴² En ce sens se mettre en chemin serait déjà trouver un passage. Les pinceaux sur la table signalisent le passage d’une femme dans sa voie. Notre voix doit nous permettre de passer d’un état à un autre comme le poète coréen Hye-Cho (704-787) tente la traversée du plateau du Pamir.
TRAVERSÉE DU PLATEAU DU PAMIR 43
Neige gelée s’entasse sur la glace
Vent soufflé cisèle la terre.
La rivière entaille l’abrupte falaise.
À la porte du dragon, la cascade s’immobilise,
Sur la paroi de puits s’enroulent des serpents de glace.
Le feu dans la main, je chantonne aux limites de la terre.
Comment traverser ce plateau de Pamir ?
Poème de la tradition Coréenne traduit par Sun-Mi KIM
La beauté de ce poème est qu’il se termine par une question. Celui qui possède toutes les réponses ou qui se contente simplement de répéter la réponse des autres, n’a guère besoin de se mettre en marche, de se mettre en voix. En revanche ceux qui veulent poursuivre l’effort de leurs ancêtres et aller un pas plus loin ou plus près, du côté de leur environnement, des autres et d’eux-mêmes, y compris tous ceux qui sont aujourd’hui privés de l’accès à la culture, bafoués dans leur dignité et dans leur droit, ceux-là ont une route longue et difficile devant eux. Comme Hye Cho, je ne possède moi aussi que des questions ; cela me parait déjà si difficile d’être sage, j’ai tant de fois l’impression de me trahir, de me contredire, d’écrire un mauvais français à force de voyages, et je me demande si souvent si ma compréhension est bonne, si elle n’est pas naïve ou niaise ? Alors comment devenir un groupe de philosophes, une société philosophe ? Peut-être faut-il simplement le courage du passage, celui de se mettre en marche chaque jour, à son rythme, à son pas, de toujours oser sa voix ? Michael Roach nous dit après une longue quête n’avoir à offrir que le don humain de savoir donner. Je lui laisse donc ces quelques mots pour commencer le dialogue sur cette tentative de définition commune : « I give you the gift of giving ! »⁴⁴ (Je te donne le don de donner). Alors voilà, je peins, parfois vite, parfois doucement, je parle avec ceux qui me côtoient, je parle pour eux et avec eux, de l’hiver au printemps et, le dégel présent, nous ourrons traverser « le plateau de Pamir ».
PASSAGE ET PLASTICITÉ
En définissant la voie du thé, Okakura Kakuzô nous indique de façon très subtile que la sagesse doit « advenir dans le passage plutôt que dans le chemin ». Il y a en effet des chemins qui se voulaient sages mais qui tout compte faits ne vous mènent nulle part, des labyrinthes où l’on se perd, des amitiés qui se défont, des couples infidèles, des ruptures, des déceptions, des chemins où l’on se blesse, où l’on se corrompt, des divorces, des crimes, des accidents, des mauvaises circonstances, des mauvaises évaluations par manque de données, des injustices, des trahisons. Ce qui se voulait bon choix, belle route, s’avère une catastrophe ou tout du moins une impasse, un chemin qui ne nous mène nulle part. Alors sur le chemin qui s’enlise il faut trouver un
passage pour continuer la marche… « Keep walking » n’est pas simplement un slogan publicitaire de whisky mais une parole Dakota après un génocide au camp de Big foot, ou une femme à l’agonie aurait murmuré «Keep walking my son ».⁴⁵
Kakuzô définit la voie du thé comme « un culte de l’imparfait en ce qu’elle vise -avec quelle délicatesse ! – au possible dans une vie vouée, comme nous le savons, à l’impossible. ⁴⁶ L’auteur commente avec un brin d’humour que les occidentaux n’ont rien compris aux enseignements des orientaux, mais qu’ils ont appris à apprécier un bon thé.
Le passage provisoire, la transformation vers la sérénité et la joie m’a souvent été rendue possible par l’expérience du lâcher prise. Ce que Jean Yves Leloup définit comme un « lâcher prise profond » est cet instant où nous cessons de nous cramponner aux images que nous avons de nous-mêmes », (…) une ouverture qui permet de répondre non plus à l’agression par de l’agression, ou à de l’agression par de la passivité et de la soumission, mais de répondre à l’agression par de la création :
(…) C’est au coeur de la chenille que nous sommes, écouter, se
souvenir de la présence de l’oiseau et quelques fois sentir battre ses
ailes… « Ayez une lumière en vous-mêmes ! Quelle que soit l’heure
de notre nuit puissions-nous ne jamais renier cette part de nousmêmes,
cette part plus-que-nous-mêmes, tout autre que nous-mêmes
qui demeure à jamais ensoleillée. ⁴⁷
Jean Yves Leloup fait ainsi de façon métaphorique référence à notre plasticité évolutive, notre capacité de « donner de la forme » malgré l’adversité, et il ne s’agit pas là simplement, explique le neurobiologiste Marc Williams Debono, « d’une élasticité structurale ou de la flexibilité des automates, mais d’une capacité inductrice, structurante, capable d’introduire la part informelle indispensable à toute évolution singulière d’un système donné. »⁴⁸ Transformer doucement un appartement en atelier, changer le décor, bouleverser sa vie, aller de l’autre coté du miroir où un peintre attend.
Ces formes nouvelles que l’on se donne, incomplètes, inachevées, infinies, nous conduisent de la solitude vers l’autre par le biais du langage sensé. Le passage vers la bienveillance, vers davantage de franchise, de joie de vivre, c’est un passage, une mutation en chemin qui se donne de l’un à l’autre dans un contexte singulier, parfois improvisé, impromptu, comme l’arc en ciel sous une pluie battante. C’est un match de foot dans les tranchées pendant la guerre de 14-18 entre allemands et français, fatigués de mourir en vain, au nom d’une idéologie quelconque… C’est un dialogue dans un café avec Norman Cornett : Professeur Thieriot Loisel, vous êtes peintre ? Vous ne m’aviez jamais dit cela auparavant.
Ce passage, c’est celui qui conduit Pablo Neruda au rire de sa femme, au rire de ceux qui s’aiment et se comprennent.
Tu peux m’ôter le pain,
M’ôter l’air si tu veux ;
Ne m’ôte pas ton rire.⁴⁴
Pablo Neruda avait décelé ce qu’avait aussi découvert Lacan, à savoir que « les plus grandes réussites n’impliquent pas que l’on sache où l’on va. »⁵º
Nos ancêtres avaient certes bien moins de connaissance scientifique, technologique, philosophique, théologique que celle que nous possédons aujourd’hui et ce texte n’est pas une incitation au retour à l’âge de pierre. (Entre nous, je ne me targuerai jamais de dire qu’au siècle dernier c’était mieux : deux guerres mondiales, la bombe atomique, c’est un héritage difficile) Et j’ai vraiment bon espoir que les sept prochaines générations seront bien meilleures que la nôtre. En tous cas, elles auront bien du travail devant elles pour reconstruire ce monde si pollué, blessé, écartelé par les inégalités et
démuni face aux violences. Toutefois, nos ancêtres avaient métaphoriquement désigné leur coeur comme le tambour : celui qui marque le « ruthmos » de la marche. A présent je préfère aller « moderato cantabile ». « Qui va piano, va sano, qui va sano va lountano, qui va lountano, va suramente. » comme aiment à dire les prudentes mères provençales… Allez !
LÈVE-TOI ET PEINS !
« L’universel c’est le local moins les murs, c’est l’authentique qui peut être vu sous tous les angles et qui sous tous les angles est convaincant, comme la vérité. » Miguel TORGA, in (L’Universel c’est le local moins les murs, traduit du portugais par Claire Cayron, William Blake and Co et Barn booth, Périgueux, Mars 1994).
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1 Campus de l’université Brésilienne : https://www.unicamp.br/unicamp/
2 Galvani, Pascal in Étudier sa pratique : une autoformation existentielle par la recherche, Revue électronique Présences, revue d’étude des pratiques sociales, Canada, 2012.
3 Martin Luther King Jr. in The world house reprinted for educational purposes only for the Beacon Press edition1968. It is a violation of US copyright laws to sell or profit from this material. Le texte intégral est consultable sur le site Maaber.4 Ibidem 47
5 Ibidem 47
6 Opus Cit.7 Barbier René Daniel in Que peut-on apprendre des peuples racines, le cas des Indiens Kogis en Colombie 9 janvier 2007, site du Journal des Chercheurs
8 Barbier René Daniel in Lettre à Lara 9, site du Journal des chercheurs
9 Don Miguel Ruiz in Les accords Toltèques, la voie de la liberté personnelle, p.123 Ed. jouvence 2007 France
10 Thieriot Mariana in Thèse de Doctorat Pour une pédagogie du risque chap.5, 2003 UNICAMP, Brésil11 Barbier René Daniel in Que peut-on apprendre des peuples racines, le cas des Indiens Kogis en Colombie 9 janvier 2007, site du Journal des Chercheurs
12 Ibidem 53
13 Ibidem5314 Roland Barthes in Le Neutre, cours au collège de France (1977-1978), texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc, p.33, Seuil Imec, 2002.
15 Ibidem 57 p.33
16 Don Miguel Ruiz in Les accords Toltèques, la voie de la liberté personnelle, Ed. Jouvence 2007 France17 Philippe Meirieu dialogue avec Thieriot Mariana in La classe libre, théâtre et pédagogie. Mémoire de maîtrise Sciences de L’éducation Lyon 2.1991 France.
18 La classe libre, théâtre et pédagogie. Mémoire de maîtrise Sciences de L’éducation Lyon 2.1991 France
19 Don Miguel Ruiz in Les accords Toltèques, la voie de la liberté personnelle, Ed. Jouvence 2007 France20 Jean Yves Leloup in L’assise et la marche, Ed. Albin Michel, 2011.
21 Don Miguel Ruiz in Les accords Toltèques, la voie de la liberté personnelle, p.123 Ed. jouvence 2007 France
22 Carlos Castaneda in L’herbe du diable et la petite fumée, une voie Yaqui de la connaissance coll.1018 Ed. Soleil noir, France 1977 France.23 Ibidem 67
24 Carlos Castaneda in Le voyage à Ixtlan, les leçons de Don Juan p.128 et 240 Gallimard, France 1991.
25 Ibidem 6926 Ibidem 69
27 Opus Cit.
28 Article intitulé Vipassana publié au Micro hebdo de l’UBE. Site UBE29 Jean Pierre Vernant in L’univers, les dieux et les hommes, récits grecs des origines, p.7 Ed. du Seuil Paris, 1999
30 Ibid.31 Barbier René Daniel in Sagesse poétique de L’Orient 19, site Journal des chercheurs.32 Micro hebdo de l’UBE. Site UBE in Les oubliés du chemin, partie1.
33 Pour la définition de la transdisciplinarité je vous conseille une visite au site du C.I.R.E.T. et les lectures des nombreux textes de Basarab Nicolescu créateur du concept et des chercheurs qui l’accompagnent dans cet effort de définition. Yves Leloup in L’enracinement et l’ouverture, conférences de la Sainte-Baume. P.22. Ed. Albin Michel. France, 1995.
34 Ibidem 78 p.38
35 Opus Cit.
36 Jean Yves Leloup in L’assise et la marche, Ed. Albin Michel, 2011.37 Ibidem 81 p.100
38 ibidem 81 p.10439 Philippe Sollers in L’évangile de Nietzsche, p.17 Ed. Le cherche midi, Paris 2006.
40 Auguste Rodin, source à vérifier.
41 Alan Nostron in « What is wisdom” site sagechin.Unesco.html
42 Roland Barthes in Le Neutre, cours au collège de France (1977-1978), texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc, p.33, Seuil Imec, 2002.43 Hye-Cho in traverse du plateau du Pamir site journal des chercheurs, Paris.
44 Michael Roach in The Tibetan book of yoga. Ed. Doubleday USA 2004.
45 Dvd produit par Kevin Costner : 500 nations. Histoire des peuples d’Amérique du nord. 4 tomes. U.S.A.
46 Okakura Kakuzô le livre du thé, p.23 Piquier poche France 2006
47 Jean Yves Leloup in L’assise et la marche, Ed. Albin Michel, 2011.48 Marc Williams Debono, La plasticité, un nouveau paradigme, Revue Dogma, 2017.
49 Ton rire, Pablo Neruda vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée suivi des Vers du Capitaine. Gallimard Paris 200650 Jacques Lacan in Écrits, p.615 le Champ Freudien, Ed. du Seuil, Paris, 1966.